DEBARQUEMENT 6 JUIN OMAHA

Témoignage de Michel Hardelay

17 - LES DOCKERS

Deux cents "négros"
Une semaine environ après le D-Day nous vîmes arriver dans les trois champs derrière notre refuge, entre la "Linière" et la crête de la falaise, deux cents "négros" qui se mirent à creuser leur trou individuel anti-bombardement et au-dessus ils montèrent leur tente. Ils étaient commandés par un vieux capitaine blanc, aux tempes grisonnantes, qui, pour bien faire comprendre qu'il se différenciait de la troupe, installa sa tente au sud de la Linière.
Leur rôle consistait à conduire les camions amphibies, appelés familièrement "ducks", qui faisaient la navette entre les navires en rade et les quais de répartition. Leur chargement était contenu dans de grands filets qu'un palan chargeait en une fois dans le duck et qu'une grue reprenait à son arrivée à terre où il reprenait le filet vide du précédent voyage.
Ils travaillaient par roulement en groupe d'une cinquantaine : un groupe partait du camp en file indienne, chacun choisissait au passage dans une grande caisse les conserves de son choix pour un casse-croûte, la file empruntait notre sentier de falaise, traversait notre jardin et prenait le relais de son camarade.

Une grande tente
Une grande tente fut montée au bord de la "Linière". Elle servait aux repas et chaque semaine une séance de cinéma y était donné». J'y ai vu un film qui devait sortir en exclusivité à Paris deux ans après;(le principal rôle était tenu par Charles Boyer si mes souvenirs sont exacts)
Ces négros étaient des gens calmes qui se divertissaient comme ils pouvaient, la plupart du temps ils dormaient sous leurs tentes ou fricotaient quelque plat. Deux de ceux-ci avaient remarqué que nous avions des poules et par conséquence dos oeufs. L'un parlait français avec un accent inimitable dûà son emploi dans une famille d'origine française de la Nouvelle Orléans, l'autre avait un visage simiesque mais se faisait bien comprendre.

Troc
Ils possédaient les nouveaux billets imprimés à Londres, mais que l'on voyait peu car ils n'avaient rien à acheter, les commerçants n'ayant rien à vendre et les Américains ayant tout ce qu'ils désiraient, tout, sauf des oeufs frais, et c'était là l'objet d'un troc pour se procurer ce qui nous avait manqué depuis quatre ans ou parcimonieusement distribué : cigarettes, chocolat, café, sucre, boîtes d'ananas, jus de fruits. Des billets nous n'en avions pas l'utilisation n'ayant rien à acheter durant les premières semaines, et même à Bayeux il n'y avait que des camemberts dans les boutiques, mais c'était pour messieurs les Anglais qui étaient beaucoup moins gâcheurs que les Américains, ayant connu les restrictions comme nous.
Les rares commerçants de Vierville ne voyaient que rarement un G.I. dans leur boutique pour une carte postale, un souvenir de pacotille, une mèche de briquet.
Un tarif s'était établi : pour une douzaine d'œufs il était donné N paquets de cigarettes, ou X barres de chocolat. Pour le café et le sucre on pouvait en ramasser partout dans les rations "K" qui étaient jetées dans les fossés.

Ne secouez pas
Un jour maître Henri dont la maison avait été incendiée me demanda d'ouvrir sa cave dans un bâtiment annexe intact. Ses clés se trouvaient dans les décombres et il connaissait mes talents de serrurier. J'ouvris sa cave sans mal et il me remercia en me donnant deux bouteilles. Je n'avais pas fait cent mètres sur le chemin du retour qu'une jeep avec trois officiers s'arrêta à ma hauteur me prit une bouteille et me remit quatre cartouches de cigarettes et quatre paquets de chocolat; je leur dis en anglais : "C'est du vieux vin; ne secouez pas".