DEBARQUEMENT 6 JUIN OMAHA

Témoignage de Michel Hardelay

16 - QUELQUES EVENEMENTS ULTERIEURS

ration "K"
En rentrant chez moi je trouvai ma mère en grande conversation avec les deux institutrices. Celles-ci, qui habitaient le bâtiment de la poste, avaient tout perdu dans l'incendie de la veille au soir.
Nous décidâmes de faire une reconnaissance jusqu'au château, espérant y trou­ver quelques effets laissés par les ouvriers de l'entreprise Todt lors de leur départ précipité.
Il y régnait un grand désordre et je fus très étonné par le nombre de robes de femme éparpillées sur le sol. La directrice de l'école trouva un grand drapeau à croix gammée dans lequel elle se tailla, par la suite, jupe et corsage, d'un rouge violent évidemment.
En sortant nous avisâmes une roulante de l'armée prête à faire la soupe; par curiosité je tirai une sorte de compartiment encastré sur la droite, il était plein de vrai café. La directrice de l'école qui était très friande de café, introuvable à cette époque, en remplit sa poche; quant à moi je dis à ma mère que je reviendrai après notre déjeuner avec un sac. Mais quand je revins après le repas il n'y avait plus de café.
Heureusement que les cartons de ration "K" que l'on trouva à profusion par la suite contenaient, outre trois boîtes de conserve, chacun une pochette de café.

Vacqueville
Je décidai alors de pousser une exploration vers Vacqueville, hameau où habitait un tâcheron à qui j'avais prêté ma seconde bicyclette et qu'il avait promis de me ramener le mardi. Je pris donc la route de Formigny et passé les virages des Isles la première petite route à droite. Entre les deux virages, adossés au talus, deux mongols regardaient le soleil, leurs deux petits chevaux avaient été tués comme eux, mais le harnachement en beau cuir rouge de Russie avait déjà disparu et ne les reliait plus à deux petits chariots à roue de fer qui leur servaient à assurer les corvées de transport qui leur étaient commandées.
Poursuivant ma route j'arrivai à la ferme de Vacqueville. Elle avait brûlé et la maison de notre tâcheron également ; dans les décombres de sa remise j'aperçus les restes déjà rouilles de ma bicyclette.

route de Formigny...un blindé allemand
Revenant sur mes pas je pédalai sur la route de Formigny, me promettant de ne pas dépasser la limite de la commune. A cet endroit précis, au bois de Saffray, un blindé allemand avait été stoppé par un projectile qui avait fait un grand trou à la place du conducteur dont on apercevait le squelette de la tête. Le tank en feu avait été abandonné par le reste de ses occupants qui gisaient morts dans le fossé ayant été fauchés à leur sortie.
A ma connaissance c'était le seul blindé allemand qui ait réussi à pénétrer sur le territoire des trois communes d'Omaha-Beach après le D Day.
Désirant avoir des nouvelles du tâcheron, je refis plusieurs jours de suite le même trajet. Le lendemain, le vendredi 9 juin, le tank avait disparu ainsi que les deux petits chariots; le samedi on enterrait les chevaux.
Dimanche les deux mongols regardaient toujours le soleil, mais de leurs yeux sans paupières et des vers grouillaient dans leurs bouches sans lèvres.
Pauvres bougres de mercenaires qui n'avaient vécu que pour leurs petits chevaux et s'étaient engagés que pour subvenir à leurs besoins !

Saint Laurent
Durant la semaine je ne m'aventurai pas plus loin vers le Sud car on entendait tirer vers Trévières, toujours occupé par des allemands encerclés; les tirs des navires de guerre continuaient et nous entendions des gros obus passer au-dessus de nos têtes avec un bruit d'étoffe déchirée.
Je repassai par notre demeure pour prévenir ma mère qu'elle serait sans homme de journée pendant un certain temps et, désirant compléter mes explorations, je m'engageai sur la route de Saint Laurent.
Les troupes qui empruntaient cette route étaient peu nombreuses et se dirigeaient uniquement vers l'Ouest, tout au moins dans les dix premiers jours, au contraire des cortèges de prisonniers qui se rendaient, au début, sur l'emplacement du cimetière actuel de Colleville. Le camp fut ensuite transféré dans un grand pré entre Vierville et Saint Laurent.
Lorsque j'arrivai dans le vallon de Saint Laurent je découvris un hôpital de campagne sous des tentes et en plein fonctionnement. Sur le plateau et en bord de falaise avait été construite une piste d'atterrissage déjà opérationnelle le 7 juin au soir sur laquelle étaient stationnés deux Douglas marqués de la croix rouge et autour desquels s'affairaient du personnel navigant féminin, en majorité.
Des ambulances faisaient la navette entre l'hôpital et le terrain éloignés d'un peu moins de mille mètres.
Ensuite je suivis un petit chemin donnant sur la route de Saint Laurent à Formigny et pénétrai dans un vaste herbage où était au repos ou en attente de trans­ports environ un millier de fantassins. Chacun avait creusé un trou d'homme, obligation dictée par le règlement militaire. Ce trou servait d'abri individuel en cas de bombardement et, le cas échéant, à y dormir; à leur départ il y déposait ses boîtes de conserve vides et tout ce qu'il ne voulait pas continuer de traîner avec lui et le rebouchait avec la terre excavée.
J'étais le premier civil qu'ils voyaient. Sur la demande de ses camarades l'un d'eux me questionna en excellent français : " A quelle distance de Paris se trouve-t-on ici ?. Je répondis : " 270 kilomètres ou 170 miles" , car ils paraissaient ignorer la valeur du kilomètre. Puis je rentrai chez moi à Vierville.

Au feu !
Un quart d'heure après mon arrivée j'entendis mon voisin crier : " Au feu, la maison de Monsieur L. brûle !" Je me précipitai avec lui ; la maison d'angle, entre la rue du Hamel au Prêtre et la route de Saint Laurent, devant l'épicerie, avait ses deux petites pièces d'angle en flammes, mais le feu ne semblait pas avoir gagné l'ensemble, les portes de communication avec les autres pièces, fermées, ayant joué le rôle de coupe-feu. Lorsque la charpente s'effondra le seul risque était que, par les pannes de liaison de la toiture, les flammes gagnassent le restant de la charpente, alors intacte.
Nous prîmes donc chacun un seau et, après leur remplissage au puits voisins, les jetâmes sur les poutres brûlantes. Au bout de six seaux celles-ci furent éteintes.
J'avisai alors quatre soldats dissimulés à cinquante mètres par les hautes herbes du fossé dans lequel ils s'étaient jeté, leurs têtes seules dépassant. Ils étaient plutôt comiques à voir, leurs casques de travers sur deux têtes de Laurel et deux têtes de Hardy, essayant d'avoir chacun un copain devant lui pour se protéger, donc reculant sans cesse. Ils avaient cru voir quelqu'un d'hostile dans la pièce d'angle et y avaient jeté une grenade incendiaire, à la suite de quoi ils avaient reculé et attendu le résultat de leur action; mais personne n'était sorti et ils nous avaient vu éteindre le feu. Je leur criai : "Come, it was probably a cat", et ils sortirent du fossé, assez penauds.

Facilité à appuyer sur la gâchette
Deux exemples, démontrant la facilité qu'ils avaient à appuyer sur la gâchette de leur carabine, s'étaient produits la veille :
Afin d'éviter tout bris de vitres par les explosions ou les éclats j'avais laissé toutes les fenêtres de notre maison ouvertes. Un G.I. qui passait sur la route à l'entrée de notre impasse crut voir par une de nos fenêtres un individu passer dans le champ derrière notre maison. Il revint sur ses pas, le quidam aussi espérant être le plus rapide il épaula et tira et c'est ainsi que la grande glace qui se trouvait sur la cheminée de notre salon fut brisée.
Le maire possédait, face à son entrée et de l'autre côté de la rue, une maison perpendiculaire à cette rue, comprenant trois logements suivis d'une grange ouvert au Sud.
Lors de l'opération engagée le mercredi matin en vue de débusquer des francs-tireurs éventuels un gradé du peloton d'inspection commanda à deux soldats de faire le tour du bâtiment, chacun d'un côté différent. Arrivés en même temps à l'extrémité de la grange le plus prompt tua son camarade.

Le rituel du crépuscule
Au soir de ce 8 juin nous apprîmes ce qui devait devenir le rituel du crépuscule : une pièce d'artillerie anti-aérienne tirait un obus fumigène à un point dégagé du ciel, si possible à dix mille pieds, puis chaque batterie se réglait su cet obus fusant haut qui fournissait la direction et la vitesse du vent. C'était le moment où il fallait mieux avoir un toit au-dessus de sa tête. Enfin on procédait à la mise en place des ballons de barrage.
En cas d'orage nocturne les ballons, comportant une toile métallisée et reliés au treuil par un mince câble d'acier, faisaient office de paratonnerre et il étai vivement conseillé de s'écarter du treuil.
Si un avion ennemi était détecté par les radars de recherche un signal sonore se faisait entendre et tous les projecteurs, à terre comme ceux des navires en me s'éteignaient en même temps. En effet les débarquements se poursuivaient de nuit comme de jour sous une lumière artificielle qui illuminait le ciel, et devait se voir de loin, si je me réfère à celle du port d'Arromanches, visible de chez moi

les restes de notre villa
Le vendredi 9 juin je décidai, quoique cela était interdit, de descendre voir ce qu'il était advenu des restes de notre villa. Je trouvai deux soldats en haut de la falaise qui, quoique surpris, me laissèrent passer. Ils avaient une jeep dans un renfoncement qui avait dû être creusé au bulldozer et semblaient être préposés au guidage des barges. Un grand panneau, implanté dans la falaise et sur lequel était peint un nombre de deux chiffres, devait donner un repère aux navire et il existait de tels panneaux tous les trois cents mètres. Je pris le sentier d descente; le réseau de barbelés qui le barrait à mi-descente avait été coupé et bientôt j'arrivai dans ce qui avait été le salon d'été; quatre hommes étaient en train, à l'aide d'un marteau-piqueur , de faire des trous de mine dans les murs, sous les ordres d'un sous-officier. J'allai vers celui-ci et lui dis que j'avais l'intention de reconstruire sur les murs existants. Il arrêta aussitôt le travail de ses hommes qui rangèrent leurs outils et partirent avec lui faire sauter la maison voisine.

Un allemand caché
Peu après la fin de notre déjeuner nous entendîmes le bom-bom proche d'une mitrailleuse lourde. J'enfourchai ma bicyclette et partis voir ce qui se passait. Le fossoyeur était en train de creuser une tombe pour le mari de la postière que l'on devait ramener en fin d'après-midi lorsqu'une balle siffla à ses oreilles et vint s'écraser sur le fond de la tombe presque terminée. D'après l'impact le coup ne pouvait provenir que du haut de l'escalier du clocher. Le père Hélène, qui ne voulait pas que cette tombe soit la sienne, sortit du trou d'un bond et prévint les américains . Ceux-ci envoyèrent un half-track sur place, et celui-ci tira à travers les fines meurtrières éclairant l'escalier. On m'assura qu'ensuite un noir était monté dans la tour ...et avait tué ou achevé l'allemand qui devait être là depuis mercredi soir, étant venu avec la contre-attaque ennemie et étant chargé de renseigner les siens sur les mouvements des unités U.S.
Mais ce n'était pas le dernier allemand de caché dans la commune. En effet le 6 juillet un allemand las d'attendre le retour des siens et aussi ayant fini les provisions amassées dans sa cache sortait de celle-ci, située dans l'actuel terrain de camping et se rendait à un noir préposé à la manutention d'un ballon.

les pontons "Phoenix" étaient en place
Au début de la semaine suivante je fis, à l'occasion de quelque paperasse de la mairie dont je n'ai pas le souvenir, connaissance du colonel Witcomb qui dirigeait les services du ll th Port au château de Vierville. C'était un homme charmant, parlant le français à la perfection, et qui me prit en amitié.
Comme c'était la pause de midi il me proposa de descendre avec lui admirer "son port". A la hauteur de ce qui avait été l'hôtel du Casino et où se trouve maintenant le monument de la 29th DI US un MP arrêta le colonel et lui fit respectueusement observer que l'accès au port était interdit aux civils. Nous restâmes donc sur place, mais on en voyait déjà une grande partie de notre point d'observation : les pontons "Phoenix" étaient en place et ceinturaient le port à l'Ouest, les jetées flottantes se montaient et, fait tout à fait curieux, se situaient exactement sur l'ancien port de Vierville dont on peut voir encore aujourd'hui le tracé.
Une rampe avait été établie face à la maison en béton que les allemands n'avaient pu démolir mais qui s'était disloquée sous les charges de plastic U.S. Une route pour les engins lourds était en construction face à notre petite route de descente à la mer et des bulldozers s'escrimaient à faire une descente au Mont-Olive; elle sera destinée uniquement à la descente à la plage des ducks conduits par des dockers noirs dont le camp se montait derrière notre maison.
En effet tout au début du débarquement les "ducks" allaient directement porter ravitaillement et munitions aux unités combattantes mais, plus le front s'éloignait, plus ce rôle était dévolu aux CMC.
Je devais revoir le colonel deux jours après c'est-à-dire la veille de la tempête; il était rayonnant et m'accueillit en me disant "-Hier nous avons dépassé le tonnage moyen du port de New-York !"

la désolation
Le surlendemain, c'était la désolation : la plupart des gros pon­tons coulés, la digue flottante tordue comme un tire-bouchon et les petites barges et embarcations drossées contre elle.
Tout était à refaire, ils le refirent....
Un jour, vers midi, nous eûmes la visite de deux officiers U.S. qui las de manger les éternelles mêmes conserves nous demandèrent si on pouvait leur cuire deux biftecks qu'ils s'étaient procurés. Bien entendu ils déjeunèrent avec nous et les frites accompagnèrent la viande. Ils ne parlaient pas français mais je réussis à comprendre que c'étaient eux qui avaient été chargé de préparer les cartes détaillées du débarquement sur Omaha-Beach et que deux questions les préoccupaient :
Ils croyaient que la voie du petit tortillard existait encore car bien visible sur les photos aériennes.
Ils avaient étudié le déplacement des bancs de sable sur la plage mais n'avaient trouvé aucune règle valable.
Sur ce dernier point je leur dis qu'il n'y en avait pas et que leur déplacement dépendait des tempêtes et était donc imprévisible.

Fini de taper à Carnon-Plage le 22 novembre 1990.

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