DEBARQUEMENT 6 JUIN OMAHA

Témoignage de Michel Hardelay

8 - 4 et 5 JUIN 1944

Un repas sans restrictions
Plusieurs familles de Vierville offraient en ce dimanche 4 juin à leurs proches parents et à leurs amis un repas sans restrictions en l'honneur d'un de leurs enfants. En effet certains de ceux-ci avaient passé brillamment leur certificat d'études primaire à Trévières le vendredi précédent, et c'était le cas de Raymonde dont les parents habitaient une petite maison au hameau des Isles, d'autres célébraient la première communion de leur fils ou de leur fille.

Temps de pénurie
En ces temps de pénurie les banquets étaient rares; ils nécessitaient une longue préparation pour se procurer de quoi faire du pain blanc, des brioches et des gâteaux.. Heureusement les monnaies d'échange permettaient d'obtenir les produits manquants et la pêche parfois crevettes ou crustacés toujours les bienvenus. Quant à la viande c'était beaucoup plus facile en commandant le morceau de son choix un mois à l'avance.
Il était d'usage de garder ses invités pour le repas du soir et ses plus proches amis et parents pour finir les restes le lendemain, il sera toujours temps de reprendre le travail le mardi. Pour ceux qui avaient une exploitation agricole un voisin complaisant avait la charge de soigner les bêtes, quitte à lui rendre ce service un peu plus tard.

Différer le départ de quatre mois...
Pour les cadeaux aux enfants c'était le même problème, mais à force d'ingéniosité les parents de Raymonde étaient parvenus à offrir à leur fille une bicyclette, objet rare à cette époque d'autant plus que les Allemands avaient exigé, peu de temps au paravant, que chaque habitant présente à la Kommandantur les bicyclettes en sa possession en vue d'une réquisition possible.
Huguette, elle, avait fait sa première communion à l'église de Vierville le matin de ce premier dimanche de juin. Elle avait été mise en pension dans un ménage qui habitait la deuxième maison de l'impasse qui aboutissait à notre jardin. Ses parents avaient obtenu à cette occasion l'autorisation de venir trois jours en zone interdite pour assister à la cérémonie; ils étaient arrivés samedi et devaient repartir mardi reprendre leur travail dans la région parisienne; ils ont dû différer leur départ de quatre mois, mais combien Huguette s'est réjouie de leur présence auprès d'elle les jours suivants!

Commencer un abri
Quant à moi, n'ayant aucune raison de célébrer ce dimanche, et quoique ayant les plans de plusieurs maisons en cours de démolition à mettre au net avant de les porter en mairie en vue d'indemnisations futures, je décidai de profiter de cette belle journée afin de commencer la réalisation d'un abri, projet déjà maintes fois différé.
Je ne craignais pas un bombardement par mer mais plutôt un arrosage systématique des côtes peu avant une opération de débarquement de grande envergure pour laisser les Allemands dans l'incertitude du point d'attaque prévu. De plus, ce faisant, je suivais les conseils de la B.B.C. que j'écoutais clandestinement sur mon poste à galène construit avec les moyens du bord.
Le jardin ne comportait qu'une petite pelouse; je n'avais donc pas le choix. J'avais prévu une tranchée de 1,25 m. de profondeur avec six marches taillées dans la terre à chaque extrémité, les mottes de gazon coupées et empilées sur les bords devant constituer avec la terre excavée deux talus de 55 centimètres de hauteur.

"Débarqueront pas ici''
Au bout d'une heure de travail j'entendis mon voisin, intrigué par mon piochage, me questionner par dessus le muret qui nous séparait de l'impasse :
- "Monsieur Michel, que faites-vous là ?"
- "Vous le voyez je commence un abri pour ma mère, la bonne et moi. Maintenant si vous
voulez m'aider je peux le faire pour cinq personnes en prolongeant la tranchée de 80 cm."

Il ricana, haussa les épaules et grommela : "Débarqueront pas ici'' Puis il rentra chez lui. Il devait regretter de n'avoir pas accepté ma proposition quarante heures plus tard.
En fin d'après-midi j'avais dégagé mes six marches et creusé à la suite 60 centimètres de tranchée; et.de plus deux mètres étaient creusés sur 45 centimètres de profondeur.
Je ne devais pas avoir la possibilité le lendemain de poursuivre ce travail qui fut cependant fort utile..
Après notre dîner ce fut les travaux habituels d'entretien du potager et d'arrosage, de récolte des oeufs et de nourriture donnée aux lapins; ils précédèrent une nuit fort calme et je m'endormis bercé par le ronronnement lointain des forteresses volantes.

Des faits anormaux
La nuit fut calme mais lundi devaient se produire des faits anormaux.
Le maire recevait chaque jour de la Kommandantur les ordres de réquisition pour le lendemain : corvées, transport de toutes sortes car chevaux avec charretiers ou directives générales pour la population. Ces ordres étaient rédigés par la secrétaire de mairie et porté par le garde champêtre à chaque personne ou bien affichés si cela concerné tous les habitants
Or si samedi il avait été désignée l'équipe de démolition des maisons de la plage et les huit hommes pour la garde de la voie ferrée les 12, 12 et 13 juin, et j'étais un ce ceux-ci, le garde-champêtre avait pu jouir de son dimanche car aucun planton n'avait apporté un ordre à la mairie, ce qui ne s'était pas produit depuis plus de deux ans .
L'officier qui logeait chez le maire avait donné son linge sale à sa laveuse habituelle. Celle-ci le vit arriver ce lundi et il lui demanda de le lui remettre immédiatement alors que le linge était à tremper. Il l'emporta tout dégoulinant d'eau et quitta la commune peu après.
Enfin j'avais promis à Schlecht, l'allemand qui surveillait l'équipe de démolition à la plage et qui n'était pas aussi mauvais que son nom pouvait le laisser supposer, de descendre avec une corde afin de déplacer deux lourdes poutres en fer.

Démolir… ma propre maison.
J'avais fait partie de l'équipe de la semaine précédente qui était chargée de démolir… ma propre maison. Mais comme un aile avait été construite peu avant et était constituée de poutres et d'une grande dalle en béton dans sa partie inférieure je savais que les allemands ne possédaient pas le matériel nécessaire pour venir a bout de ces structures et je ne voulais pas provoquer par une chute d"éléments lourds sur la salle du rez-de chaussée des dégâts irréparables. L'allemand avait reçu ordre, de son côté, de dégager les poutres intactes. Il était donc d'accord pour les descendre avec une corde.
J'avais assisté, la semaine précédente, à un incident assez cocasse qui prouvait que les Allemands avaient une terreur bleue de l'aviation alliée. Vers le 20 mai une formation importante de forteresses volantes, retour de mission, était passée de nuit au-dessus da la batterie de petit calibre située au bord de la falaise d'Englesqueville la percée qui les avait chatouillé des centaines d'obus traceurs que j'étais parvenu à photographier.
Ce tir méritait une sanction.

Des bombardiers anglais
C'est ainsi que nous étions tous quatre, surveillés par Schlecht, a extraire les chevrons de la charpente tandis que des Allemands sur la plage enfonçaient quelques troncs d'arbres pour compléter leur dispositif - ils le faisaient à l'aide de pompes à incendie réquisitionnées - lorsque nous entendîmes un bruit de moteurs d'avions, c'étaient des bombardiers légers anglais venant attaquer la batterie d'Englesqueville. Ils passèrent en rase-mottes sur la plage à 150 m. de nous. Dans l'équipe d'Allemands sur le sable ce fut la panique : quatre se couchèrent sous leurs chevaux, ceux sous la remorque-pompe, deux se dissimulèrent derrière les arbres, le reste courut vers le boulevard ; quant à Schlecht nous le retrouvâmes au fond du sous-sol.
Mais les Anglais n'avaient pas mitraillé cette proie facile.

Lundi 4 juin ... aucun allemand pour garder
Lundi 4 juin, en début d' après-midi je pris donc une grosse corde et un paquet a déposer a la poste en passant. Ce paquet contenait un rôti ce veau et était destiné à nos cousins de Clamart ; nous apprîmes par la suite, et ce malgré les évènements, qu'il leur était bien parvenu, bravo la Poste qui fit à cette époque un travail remarquable.
Je redoutais d'être refoulé au poste de garde toujours présent au mur anti-tank et de devoir faire demi-tour.
A ma grande surprise, depuis prés de quatre ans que ce passage était surveillé jour et nuit, il n'y avait aucun allemand pour garder la chicane au mur , ni le canon de 88. Les barrières en fil barbelé étaient ouvertes au passage des réseaux délimitant les deux zones et je m'engageai sur le trottoir de la digue par un temps superbe, le chaud soleil compensant une petite brise de mer qui rendait celle ci assez agitée
Je surveillais la crête de la falaise craignant de recevoir d'une sentinelle l'ordre de faire demi-tour, mais là aussi il n'y avait aucun soldat.
Schlecht fut très surpris de me voir arriver non accompagné, je lui remis la corde et repris le même chemin en sens inverse en repassant le réseau de barbelés devant la porte du boulevard-le fil du haut avait été enlevé par le passage de l'équipe et il suffisait de déplacer le petit fil lisse d'alerte placé au centre et d'enjamber les quatre autre fils barbelés tendus à 60 cm du sol en leur point le moins haut.

Terminer mon abri au plus vite
Je rentrai chez moi, sans rencontrer âme qui vive et entrepris de terminer les plans réclamés par la mairie qui m'avait fourni du papier à beurre, le papier claque étant introuvable.
Presque toute l'émission de la BBC du soir fut consacré à des messages personnels. Le nombre de ceux-ci avait déjà augmenté durant la semaine précédente ; en fin de semaine si Melpomène avait abandonné son "gazon vert" par contre Verlaine avait son apparition avec " les violons long; de l'automne", et ce lundi soir il était complété de sa rime, répétée trois fois.
Evidemment cet accroissement prêtait a réflexion mais comme je n'en connaissais pas le sens je ne pouvais en déduire aucun renseignement si ce n'est que de grandes opérations étaient proches.
Je me promis en vue de celles-ci de terminer mon abri au plus vite, le lendemain si possible.