DEBARQUEMENT 6 JUIN OMAHA

Témoignage de Michel Hardelay

15 - JEUDI 8 JUIN - EXPLORATIONS COMMUNALES


Un amoncellement de caisses
Durant la nuit, un seul fait notable : l'aviation allemande tenta un raid sur la flotte, mais la D.C.A. américaine, aussi bien celle de la flotte que celle qui avait débarqué et s'était installée à terre, fut intraitable. Les ballons de barrage prouvèrent leur utilité et nous pûmes nous rendormir sans avoir reçu d'éclats.
Dès mon réveil je montais à mon observatoire et quel ne fut pas mon étonnement d'apercevoir, dépassant largement en hauteur le mur de clôture du maire, un amoncellement de caisses et la flèche d'une grue, tandis que sur mer on pouvait percevoir des remorqueurs tirant de gigantesques cubes, surmontés d'une plate-forme armée d'un canon de petit calibre.

Capitaine Gardiner et réquisitions
Après le petit déjeuner j'écoutais la radio anglaise qui confirmait la prise de Bayeux, des parachutages sur le Cotentin et de l'avance sur Caen. Je tapais un court communiqué et allais l'afficher sur un des volets de l'épicerie. Le maire était sur la route et discutait avec le capitaine Gardiner et plusieurs des habitants du voisinage. J'allais vers eux ; Gardiner demandait au maire de faire procéder à l'enterrement de tous les bovins tués et qui commençaient à gonfler ; il fut décidé qu'on les jetterait dans la vaste excavation creusée derrière l'Ormel et que les américains les recouvriraient de terre ; il fut ensuite question de réquisitions : le château pour les services du port, toutes les terres de la commune devraient être débarrassées des animaux qui y paissaient, il fallait un bâtiment pour y installer le service de la poste militaire . Cette question fut immédiatement solution­née, le mécanicien proposant son garage qui ne servirait pas pendant un certain temps. Il fut proposé au maire un poste radio à piles pour être au courant des instructions et nouvelles militaires. Le capitaine annonça que l'on profiterait de l'incendie de la poste et de l'école pour élargir le carrefour, mais comme, curieu­sement, la petite pièce d'angle, qui servait de secrétariat de mairie, n'avait pas brûlé, il demanda qu'elle soit déblayée d'urgence. Le maire décida de transférer la mairie et le secrétariat dans l'ancienne infirmerie allemande.

Guide !
Enfin le capitaine demanda un homme pour l'accompagner dans une visite de la partie Sud de la commune jusqu'au Vaumicel ; le maire, se tournant vers moi, me demanda si j'acceptais ce rôle de guide et sur un signe affirmatif de ma tête le capitaine me dit qu'il passerait me prendre à 10 heures.
Il fut exact, moi aussi Nous arrivâmes au carrefour de la poste ou rien n'avait été encore dégagé : deux jeeps avaient brûlé et leurs conducteurs, suivant les leçons enseignées s'étaient couchés dessous et l'on voyait leurs corps boursouflés, ainsi que ceux qui les accompagnaient. Des soldats qui suivaient à pied le convoi gisaient sur les talus et le halftrack incendié était garé dans le champ où devait être plus tard construite 1'école.L'auberge "des Touristes" était à moitié détruite et on apercevait plus loin les ruines de la gare routière. Continuant notre route je constatais que la maison Collière n'était plus qu'un amas de pierres.
Nous jetâmes un coup d'œil à l'église : la nef avait beaucoup souffert, surtout le mur Nord, par contre le chœur était presque intact, et, si la flèche du clocher s'était effondrée verticalement sur le plancher intermédiaire, l'escalier du clocher existait toujours jusqu'au haut de la tour.
Le presbytère, voisin de l'église, avait un toit en dentelle.
Le grand if du cimetière avait son tronc sectionné à deux mètres et les branches en tombant avaient abattu la croix.
Quelques stèles avaient basculé et des pierres tombales avaient des marques profon­des laissées par des éclats.

le parc manoir de Thaon
A cette époque la route de Formigny ne passait pas derrière l'église mais devant le porche et faisait deux virages à angles droits pour con tourner le cimetière.
Les allemands avaient creusé dans le mur clôturant le parc du manoir de Thaon quatre meurtrières leur permettant de tirer aussi bien en direction du carrefour de la poste que des virages et du cimetière, mais on ne décelait aucune trace de combat sur la route.
Nous avançâmes jusqu'à l'entrée du parc ; une des grilles de l'entrée était sur le sol et était pliée, on pouvait apercevoir les traces d'un engin à chenilles mais celui-ci avait fait demi-tour au bout d'une dizaine de mètres.
Au pied du deuxième arbre bordant l'allée, à gauche, se tenait un GI dans la position du tireur à genoux, mais sa carabine était tombée à côté de lui; il avait reçu une balle mortelle alors qu'il cherchait probablement un tireur caché dans l'arbre où était nichée une mitrailleuse. Le capitaine Gardiner ramassa la carabine et détacha la cartou­chière .
Les restes calcinés du manoir se dressèrent bientôt devant nous. Il n'en sortait aucune fumée ; avait-il brûlé le 6 ou le 7, qui l'avait incendié ? Un bazooka armé, la gâchette retenue par un bout de carton blanc, était posé à l'angle gauche des murs, sur une sorte de borne.

les deux casemates bétonnées
Nous jetâmes un coup d'œil sur les deux casemates bétonnées, contiguës à la maison des gardes. Comme requis pour une corvée j'avais tra­vaillé à l'excavation de la première avec sept autres hommes, dont les deux stagiaires à maître François ,aux noms bien français, l'aubergiste et son commis, et deux charretiers qui transportaient la terre extraite Le feldwebel qui nous commandait nous avait dit de creuser jusqu'à la nappe d'eau ; on devait la trouver à deux mètres vingt-cinq, mais quand j'eus l'occasion de revenir au cours d'une permission au printemps 1945 je constatais que l'eau recouvrait la deuxième marche de l'escalier de descente. En attendant le retour du feldwebel venant constater que le plus bas niveau était atteint j'avais, avec de la glaise jaune du trou, fait la tête d'Hitler, assez ressemblante. Je l'ai conservée en souvenir.

les communs
Nous continuâmes vers les communs : dans une remise ouverte à gauche de l'entrée postérieure, on avait placé le corps du feldwebel sur une porte supportée par deux tréteaux ; sa croix de fer avait été disposée bien en vue sur sa poitrine. Nous avançâmes jusqu'à l'entrée donnant sur la route desservant le quartier du "Maroc". Deux allemands gisaient dans le retour du mur, à droite. L'un était très jeune, l'autre avait des cheveux gris. Ils tenaient leurs fusils à la main pointés vers le Nord. Le capitaine ramassa les deux Mauser et les cartouchières et s'en charge Je lui proposai d'en porter une partie ; il me répondit qu'un civil ne devait pas porter d'armes ; cependant, un peu plus tard, en ayant encore récupérés il consentit à me donner les cartouchières.
Nous refîmes le trajet inverse et regagnâmes la route de Formigny. Nous longeâmes la propriété de la famille Y., incendiée la veille, passa mes devant l'entrée de l'Ormel sans y rentrer et arrivâmes à la route du Vaumicel.

La maison à gauche
Je ne sais quel instinct me poussa à entrer dans la maison à gauche. Peut-être la porte ouverte et les volets clos? C'était la maison habitée par la communiante à la bicyclette bleue. Dans la pénombre la première chose qui me frappa ce fut le gros édredon de satin rouge sur lequel était couché un allemand mort; Un autre geignait doucement dans un coin à droite. J'avançais d'un pas : le long de la porte était allongé un soldat allemand qui murmura, à travers la mousse rougeâtre qui sortait de sa bouche " I want to see an american officer" ! ! ! je lui répondis : Wait a minute, he is very near, I call him" II parut soulagé et je sorti et dis au capitaine : "Un blessé vous demande"; il entra dans la maison, en ressortit un instant plus tard, héla un soldat, lui donna un ordre et vint me retrouver sur la route du Vaumicel. Nous n'avions pas fait 50 m. qu'une jeep s'arrêtait devant la maison et en repartait au bout d'un instant
A ce moment nous croisâmes la mère de la fille à la bicyclette bleue. Je ne pus m'empêcher de lui dire : "Attendez cinq minutes avant d'aller voir chez vous, actuellement ce n'est pas joli."
Nous approchions du Vaumicel, tout paraissait calme et aucun dégât n'était visible. Nous entrâmes dans la cour puis gagnâmes le bâtiment d'habitation ; j'ouvris la porte et appelais ; personne ne répondit.
Nous allâmes jusqu'à la grange récemment incendiée au fond du jardin personne non plus. J'avisai une petite porte dans le haut mur clôturant le potager et la poussai; le long du mur il y avait un grand abri et trois hommes en sortirent dès qu'ils nous aperçurent : maître François et ses deux stagiaires. Je présentais le capitaine et les deux stagiaires se nommèrent. Je leur dis : "Vous pouvez maintenant donner vos vrais noms". Ils s'exécutèrent. Le capitaine sortit alors un petit calepin de sa poche et sembla vérifier les deux noms.
Je renseignai le propriétaire des lieux sur les événements des deux jours précédents,; il me dit que sa femme, lui-même et le personnel de la ferme étaient dans l'abri depuis 48 heures et que personne n'était venu les voir avant nous.

Au village
Nous repartîmes au village. Pendant notre promenade un gros travail avait été effectué : le matériel incendié avait disparu, sauf le half-track, les cadavres avaient été emmenés au premier cimetière provisoire et même on commençait à dégager les débris calcinés de la poste et de l'école ; on pouvait apercevoir sur le sol des sortes de tire-bouchons, restes des selfs et bobines des postes radio qui avaient brûlé dans le grenier de la mairie.
Je quittai le capitaine. Je ne devais plus le revoir mais avant de descendre la rue de la mer il avait pris son cahier de messages, avait écrit, quelques lignes et remis le feuillet; c'était un "pass".
Ce "pass" devait être confirmé plus tard par un imprimé officiel me nommant "policier civil" avec autorisation de porter le bâton, signé Eisenhower, et me précisant que mon rôle consistait à empêcher les curieux de voir le port artificiel du haut des falaises, besogne difficile certains jours où je menais de petits groupes à l'abri des hautes herbes en leur demandant de rester accroupi quelques minutes, puis de regagner le village, et je recommençais avec une demi-douzaine d'autres personnes.

Parachutés par erreur
Le lendemain, lorsque la famille Y. m'eut raconté l'anecdote de la troupe d'allemands ne paraissant pas connaître cette langue je ne pus m'empêcher de faire le rapprochement avec cet allemand blessé m'adressant la parole en anglais et exigeant un officier comme interlocuteur.
Ces hommes avaient-ils été parachutés dans la nuit? J'ai eu l'occasion de consulter la carte détaillée des parachutages. Celle-ci note un parachutage d'un homme des deux divisions lâchées sur le Cotentin en un point situé entre Vierville et Formigny, dans les fonds de Véret par un avion égaré. Le livre sur la Pointe du Hoc parle de quelques hommes, qui parachutés par erreur hors zone, ont prêté main-forte aux rangers. Un fermier aurait vu un parachute tard dans la soirée du 5 se poser dans les prés de Véret. Mais un seul, non un détachement.
Il faut donc supposer que la compagnie qui, venant de Saint-Laurent se cantonna aux Isles le soir du 6 juin avait amené avec elle des GI qui revêtirent une tenue allemande, qui avaient des armes allemandes et créèrent une sanglante diversion le lendemain, car il semble qu'il y a eu de nombreux morts de part et d'autre, ayant aperçu, lors de mon passage aux Isles le 8, des masses sombres à travers les hautes herbes.

"C'est possible"
Ayant eu, au cours des nombreuses cérémonies commémoratives et inaugurations officielles, l'occasion de m'entretenir avec des officiers supérieurs et même des généraux américains de la National Guard, je leur posai cette question : - " Y a-t-il eu des soldats américains habillés en allemands pour créer une diversion le 6 juin ?"
Les premières années ils paraissaient scandalisés par la question, puis peu à peu leurs dénégations se firent moins fermes, enfin assez récemment un général me répondit : "C'est possible".
L'infiltration d'allemands portant des uniformes de G.I. lors des combats pour Bastogne n'aurait donc été qu'un prêté pour un rendu.