DEBARQUEMENT 6 JUIN OMAHA

Témoignage de Michel Hardelay

10 - RENCONTRE DU PREMIER TYPE.

Une déflagration formidable
Il était huit heures moins dix et il y avait deux heures et demie déjà que, sous la voûte formée au-dessus de nos têtes par les projectiles de la flotte alliée et de l'artillerie allemande, nous attendions que le tir des canons et des mortiers cessât.
Soudain une déflagration formidable nous assourdit ma mère et moi. Elle fut suivie d'un souffle puissant mêlé de poussières et d'une forte odeur de poudre.
L'explosion avait eu lieu derrière le mur de clôture du jardin qui se trouvait à trois mètres de notre tranchée-abri et auquel était adossé quelques niches à lapin.
Je pouvais voir certains de ceux-ci, affolés, qui couraient en tous sens, alors que d'autres s'étaient presque enterrés dans leur litière à un coin de leur niche.
J'avançais un peu hors de notre abri et constatais avec grand soulagement que notre maison était toujours debout ; en même temps je ressentis une brûlure à l'auriculaire de la main droite qui s'appuyait sur la paroi de la tranchée. Examinant la terre fraîchement taillée je pus en extraire un petit morceau d'acier brûlant et tranchant, de la taille d'un noyau de cerise.
Le vacarme avait brusquement cessé comme si cette dernière explosion était un point d'orgue dans le concert de l'artillerie.

je vis bientôt passer deux soldats allemands
Nos tympans, mis à dure épreuve, ne se remirent à fonctionner qu'au bout de deux minutes pour entendre quelques balles siffler avant de se perdre dans la nature ou de s'écraser contre un mur.
Oh! combien ce jour-là j'ai béni la présence de ces nombreux murs qui servaient aussi à se protéger contre le vent de Nord-Est d'hiver, glacé et salé, si néfaste aux plantations. Ils m'ont permis de me déplacer avec une relative sécurité autour de notre abri, en baissant la tête parce que la plupart ne dépassaient pas I,50 mètre.
Par l'ouverture laissée libre au bout de l'ébauche de tranchée je vis bientôt passer deux soldats allemands, courbant la tête, tenant d'une main leur Mauser, de l'autre une caissette de balles.
Ils traversèrent notre petit jardin et s'engagèrent dans le passage, entre la maison et le haut mur de notre voisin comme si Ils connaissaient bien ce chemin menant à la campagne et aux falaises, en passant à travers le poulailler.
Je pris la décision de sortir de l'abri pour vérifier qu'ils avaient bien refermé les portes, entrai dans la maison par la porte de la cuisine à cinq mètres de notre refuge, constatai qu'il n'y avait pas de dégâts importants et visibles si ce n'est, étant monté au premier étage, plus de flèche au clocher de l'église, et par la baie donnant sur les falaises je vis mes deux allemands cheminer vers le poste de la 352ème D.I., nouvellement installé en crête de falaise. Ils marchaient presque à quatre pattes dans le champ de blé, déjà très mûr, et étaient presque invisibles.
Pour nos volailles, rien à craindre, car apeurées comme les lapins, elles s'étaient cachées au fond de leur cabanon.
M'étant penché je vis que le mur de dérrière de la maison du voisin s'était effondré dans sa cour.

La mer était couverte de bateaux
Devant moi la mer était couverte de bateaux de toutes dimensions mais la crête de la falaise me cachait la plage et je ne pouvais observer qu'au-delà de trois kilomètres devant Vierville, alors que je distinguais les jetées de Port-en-Bessin devant lesquelles aucune activité notable ne semblait se manifester.
Par contre il me sembla percevoir une ligne de navires de guerre devant la pointe de Ver à ma droite et également à ma gauche dans la baie des Veys.

Un mystère
Mais quelles étaient les troupes qui nous libéreraient,Anglais, Américains, Canadiens ou Français ?
Pour l'instant c'était un mystère.
Par contre les Allemands qui tiraient encore en crête de falaise devaient savoir à qui ils avaient à faire.
A cet instant je ne prévoyais pas que dans cinq minutes je serais renseigné.
Les tirs paraissant terminés je m'enhardis et décidai d'aller à trente mètres examiner la rue principale du village ; je sortis de notre jardin et empruntais la ruelle en longeant les façades des deux maisons voisines à gauche, vides de leurs occupants, puis la façade latérale de l'épicerie et m'arrêtais à un mètre ce la rue .
De là je pouvais observer a ma droite la rue sur deux cents mètres : devant la maison du cordonnier deux chevaux morts, les pattes emmêlées dans leur harnais et le timon d'une fourragère de l'armée, remplie de cantines, de caisses et de ballots.Ils barraient une partie de la route, l'autre moitié étant obstruée par le pignon effondré de la maison Jean.
Aucun soldat n'était en vue jusqu'au carrefour de la poste.J'avançais alors pour observer sur ma gauche les deux routes qui venaient se rejoindre devant l'épicerie.

Un grand type se tenait devant moi
Un grand type se tenait devant moi. Il essayait d'extirper d'une des nombreuses et vastes poches de son battle-dress un paquet de "Chesterfield" assez froissé.
- Voulez-vous une cigarette ?, me demanda-t-il en français.
Il avait son casque un peu incliné sur la gauche, les deux sangles de la jugulaire, non attachées, pendaient le long de ses joues, sa carabine était à la bretelle sur son épaule gauche.
Il ne paraissait pas surpris de mon apparition, observait les deux chevaux morts avec plutôt l'air d'un touriste que d'un combattant aux aguets.
Je lui répondis :
- Avec plaisir - avant d'ajouter : - Tiens! vous parlez français ?-
-Je suis un "Ranger" d'origine canadienne, mais mes parents habitent en France, dans l'Eure, à Nonancourt. Excusez-moi, je dois continuer ma route.
Et il repartit d'un pas décidé vers la Pointe du Hoc, qui était le but de sa mission, comme je l'appris plus tard.
Je revins dans notre abri et dis, en montrant ma cigarette: - Ce sont les Américains qui nous libèrent -.
Je regardais ma montre, mais elle ne marchait plus et s' était arrêtée à huit heures moins dix, probablement à la suite du coup de poussière.
Il devait être maintenant huit heures vingt. (Heure anglaise, que nous avions adoptée, c'est-à-dire une heure de plus que l'heure solaire et une de moins que l'heure officielle allemande. )

SUIVI, CE JOUR LA, DE SEULEMENT QUELQUES AUTRES

Bonne-à-tout-faire
A cette époque ma mère avait à son service, déjà depuis une douzaine d'années, une bretonne, originaire des environs de Saint-Méen, nommée Anne-Marie. Celle-ci lui avait procuré une position de repli lors de l'exode et était employée, dans ces temps difficiles, comme cuisinière et bonne-à-tout-faire ; au moment de gagner notre abri où il n'y avait de place que pour deux personnes je lui avais conseillé de ne pas rester dans la maison, car celle-ci était peu solide du fait que l'on avait utilisé du sable de mer pour le mortier, et j'en avais fait récemment l'expérience : en voulant faire un scellement un moellon s'était détaché entraînant dans sa chute un mètre-carré de parement. Anne-Marie, après nous avoir consulté, avait donc pris son sac contenant ses économies, une couverture et un coussin, et avait gagné un petit édicule qui avait l'avantage de posséder de solides murs sur trois côtés surmontés d'une dalle en béton, une porte ouvrant à l'Ouest, protégée par un arbuste touffu, mais le désa­vantage de l'odeur.
Son horizon était limité à gauche par une sorte de hangar que nous appelions la "chartrie" où nous entreposions le charbon, quand il y en avait, le bois sec et notre tonneau de cidre, mais en se penchant elle pouvait voir notre abri et la maison.

Passer au-dessus du mur
Après avoir renseigné ma mère sur la nationalité de nos libérateurs je fis de même auprès d'Anne-Marie et lui dis qu'elle pouvait sortir de son repaire et aller dans sa cuisine préparer le café, le lait et l'infusion de ma mère, en évitant toutefois de passer devant la fenêtre donnant à l'Est sur la campagne.
Je me faisais du souci au sujet du Maire et de sa femme, nos voisins directs à l'Ouest, ayant vu les ruines de leur mur postérieur amoncelées dans la cour de leur poulailler.
Comme il pouvait être dangereux de passer par la rue du village, j'optai pour la solution de la ligne droite : passer au-dessus du mur qui nous séparait de leur potager.J'utilisai deux petites échelles de 2,50 m. et parvenu sur le faîte du mur j'en plaçai une dans une petite allée qui se trouvait derrière notre passage menant à la campagne.
Je traversai rapidement le potager, protégé par ses hauts murs, j'évitai l'entrée principale, trop en vue de la rue, et poussai la porte du garage.

Des visages angoissés
Je vis aussitôt le couple serré dans le faible espace ménagé entre le mur et un vieux bahut. Ils avaient tous deux des visages angoissés, et le maire me questionna :
-On entend beaucoup de bruit, est-ce les Allemands qui déménagent nos meubles
-Non. Ce sont les Américains qui ont débarqué, mais je crains qu'il n'y ait quelques dégâts à votre façade sur la cour.
Ils étaient habillés et ayant l'habitude de se lever au chant du coq ils avaient dû être surpris par les premières explosions et s'étaient empressés de descendre se mettre à l'abri sans avoir eu le temps de passer par leur cabinet de toilette où ils auraient découvert la flotte d'invasion et auraient sans doute été tués.

Aussi monsieur n'était pas rasé et madame n'avait pas son dentier ; elle devait le retrouver, intact, dix jours plus tard, en déblayant les décombres dans sa cour.
Je les quittai un peu rassurés et repris le chemin en sens contraire, en laissant les deux échelles a leurs places.

Je vis deux G.I.
En arrivant dans notre jardin j'entendis des cris dans la rue. Ayant gagné mon poste d'observation au coin de l'épicerie je vis deux G.I. qui obligeaient, sous la menace de leurs armes, deux allemands à riper hors de la chaussée les deux chevaux morts et à les placer dans une entrée de cour. Ils avaient beaucoup de mal à exécuter cette besogne et étaient peu rassurés sur leur sort tant l'excitation des G.I. était grande.

"cider" ou "apple juice"
Un peu plus tard deux autres soldats américains se présentèrent a la porte du jardin et me firent comprendre qu'ils avaient soif. J'allai chercher deux verres et leur dis, en montrant le tonneau, que je n'avais que du "cider" ou "apple juice" à leur offrir. Cela leur parut égal ; je remplis les deux verres en tournant la chantepleure et leur tendis. Mais ils exigèrent que je boive une gorgée avant eux et je m'exécutai. Ils devaient devenir beaucoup moins méfiants par la suite.

Fernand se préoccupait de notre sort
Peu après j'eus la surprise de voir surgir par dessus le mur le visage de Fernand D. Il nous arrivait de l'appeler plus familièrement entre nous "la roupie" car il avait constamment une goutte au nez et l'essuyait du reversée sa manche gauche. Il se préoccupait de notre sort, était passé chez le maire et avait emprunté la voie que j'avais suivie.
Il habitait la maison devant laquelle avaient été tués les deux chevaux et me renseigna sur le sort des siens et de ses voisins : sa femme et sa fille allaient bien, sa mère qui habitait la maison en face de la sienne, aussi, mais la bonne du boulanger avait été tuée ainsi que le bébé du boulanger qu'elle tenait dans ses bras .
La vieille amie de ma mère, dans la maison voisine, s'était réfugiée avec sa fidèle bonne et comme Anne-Marie dans leur W.C., bien heureusement car un obus de 88 mm avait traversé leur maison sans exploser.

"shocked"
Ensuite, mais je ne me souviens pas vers quelle heure de la journée, un officier vint avec deux soldats, sans armes et sans équipement, et me dit qu'ils avaient été "shocked".
Il me demanda s'il pouvait me les confier une heure, j'acceptai tout en lui montrant qu'il y avait peu de place dans l'abri. Ils s'assirent sur les marches d'accès ; ils étaient peu loquaces et je pus tout juste savoir qu'ils étaient originaires du Texas.
L'officier fut exact, au bout d'une heure il vint les reprendre, mais comment avait-il su que la maison était encore occupée et qu'il y avait un abri ? Mystère.

Mon poste à galène
A l'heure de l'émission des informations en français de la BBC je n'avais pas manqué de monter écouter mon poste à galène. Il me fut confirmé que c'était bien le débarquement attendu du Cotentin à l'embouchure de l'Orne, et non une opération de commando, comme à Dieppe.
Nous pûmes déjeuner et dîner presque normalement, mais rapide­ment car il y avait toujours des obus de mortiers allemands tirés à partir de positions de repli dans les haies vers la plage ainsi que quelques balles perdues qui passaient en sifflant.
Par contre je vis très peu de soldats passer devant l'épicerie et arrivant de Saint-Laurent.
Je profitai des moments d'accalmie pour aménager notre abri pour la nuit : j'enlevai les fagots, surélevai les épaulements de 20 cm. à l'aide de poutres, plaçai un matelas dans les deux mètres de la tranchée esquissée, posai deux vieilles tôles en travers des poutres et replaçai dessus les fagots. Cela constitua par la suite une bonne protection contre les éclats d'obus de la D.C.A. américaine qui n'était pas avare de ses tirs la nuit, dès que des avions allemands essayaient de s'approcher du port artificiel.

un tank amphibie
Je disposai un transatlantique des coussins et des couvertures pour ma mère, et, au crépuscule, avant de m'étendre sur le matelas, j'allai jeter un coup d'œil dans la rue.
J'entendis d'abord un grincement de chenilles, puis je vis surgir au carrefour et venant de la plage un véhicule informe avec tourelle d'où sortait un canon. Il tourna devant l'hôtel des Touristes et se dirigea vers l'Ouest. J'appris par la suite que c'était un tank amphibie encore nanti de ses jupes.
Etait-ce Barbara ?
Mais où étaient terrés les Américains ?
Avant de m'endormir je songeai à l'ordre de réquisition que m'avait remis, la veille, le père Louis, le garde-champêtre, pour la garde de la voie ferrée près de Saint Martin-de-Blagny le 11 juin, c'est-à-dire le dimanche soir. J'avais déjà participé à cette garde, partagée avec sept autres habitants de Vierville. Ce n'était pas désagréable l'été si ce n'était la fatigue provoquée par le parcours de quelques 25 km. à bicyclette ; par contre mes compagnons seraient des joyeux drilles et j'aurais l'occasion d'entendre toutes les histoires du pays sur les faux couples, les cocuages et autres grivoiseries, car seraient présents les trois principaux fermiers du coin, dont le gros Louis, qui avait la langue bien pendue, et le boulanger qui en connaissait de drôles.
Mais les Américains tiendraient-ils leur tête de pont et me dispenseraient-ils de cette corvée?
Savaient-ils que quelques ombres furtives étaient en train de gagner des points stratégiques et leur mèneraient la vie dure le lendemain ?