Témoins Normands

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Charles Lepelletier, maire en 1944, d'Englesqueville la Percée.

Extraits du témoignage écrit (peu après les évènements) de Charles Lepelletier, maire en 1944, d'Englesqueville la Percée.

" (..,) II existait à la Percée, un sémaphore que les Allemands occupaient depuis août 1940. Bientôt ils y installèrent divers appareils de repérage et de radio. Fin 43 et les premiers mois de 44, d'importants travaux y sont effectués pour la protection et garantir le fonctionnement de ces appareils. De puissants blockhaus et plusieurs baraquements abritent les 150 hommes spécialisés, se composant de marins ou de soldats faisant par­tie de l'aviation et de la DCA.

(...) Une route droite récemment construite en descend sur la route de Grandcamp à Port-en-Bessin. Elle est d'une visibilité parfaite. Elle guidera l'aviation anglaise qui surgit à huit heures du matin le 24 mai. Douze avions, pendant quarante minutes, sans répit, attaquent en tout sens, à la mitrailleuse, au canon et à la bombe. Pour les Allemands c'est sauve-qui-peut général. (...)

Une compagnie de pionniers, dont le siège est aux environs de l'église, pendant ce temps, fait procéder hâtivement par la population aux plantations de pieux dans les herbages. Ces travaux n'avancent pas. (...) L'insouciance et l'inertie des cultivateurs et ouvriers d'Englesqueville sont nettement visibles. Elles attirent au maire des observations. Le commandement allemand lui par le de sanctions, c'est, lui dit-on, la commune la plus en retard. Cependant cet état de choses continue. Les jours passent.

Mardi 6 juin arrive, c'est une nuit terrible, nuit d'horreur passée sous le bombardement incessant de l'aviation' et le tremblement ininterrompu de l'explosion des bombes sur les positions ennemies des communes voisines. Au point du jour, des obus tombent sur Vierville.
Il est 5 h, nous avons des explosions sur la route et dans les herbages. L'heure est grave. Une maison ouvrière est éventrée. Les communs de la ferme Saint-Hilaire sont touchés. Une soixantaine d'avions laissent tomber leurs bombes au hameau des Foudreaux. On occupe les abris de fortune, on se cache dans les fossés. Les "Boches" sont aux aguets. Deux Allemands arrivent en bicyclette et me demandent des hommes, des chevaux et des voitures pour porter des munitions d'Englesqueville à La Cambe. A ce moment, le bombardement augmente d'intensité. Je les conduis, ils disparaissent.

Vers 8 h, le calme semble revenir. On se demande ce qui se passe. D'une ferme voisine, je découvre la mer noire de bateaux. Ils sont là, sous Vierville et tout près de la falaise. Le doute n'est plus possible : c'est le débarquement. (...) L'après-midi, je me décide d'aller chercher du pain à Vierville, je suis obligé de descendre plusieurs fois de bicyclette. La route est crevée de trous d'obus à divers endroits dans l'avenue du château de Louvières. Cinq ou six Allemands qui semblent bien prudemment surveiller la direction de Vierville, me laissent passer. 300 m plus loin, j'aperçois des soldats couchés les uns sur les autres sur la berme droite. Arrivé à leur hauteur, depuis le talus, un homme me fait signe de m'approcher de lui. Je suis conduite un abreuvoir et me trouve parmi une centaine de soldats camouflés de feuillages. En mauvais français, il m'est posé quelques questions que je comprends difficilement. Je me demande ce que tout cela veut bien dire. Inquiet, j'examine les pieds de ces soldats et m'aperçois que ce n'est point des bottes qu'ils portent, une bonne surprise (1). J'ai su depuis que c'était un capitaine. S'étant aperçu de mon étonnement, il me dit : "Américains ! Troupes de débarquement". Je n'en crois pas mes yeux. Sur la route que je venais de quitter, je salue les deux premiers soldats américains que j'aperçois, tombés pour notre délivrance. (...)

Je prends alors la décision de rentrer à Englesqueville par des petits chemins donnant à Louvières ; le plus vite possible pour annoncer la bonne nouvelle. Des Boches sont prisonniers près de l'école. Devant la gare, un Américain m'interdit de poursuivre ma route. Il me somme de me coucher dans le fossé. Je reçois le premier paquet de cigarettes. Après une demi-heure d'attente, la troupe se met en route et j'emboîte le pas et devant la mairie, entre deux soldats, je m'engage dans le petit chemin de l'église de Louvières. Je m'y retrouve au milieu de soldats ayant un remarquable mordant, ne s'occupant pas de moi. Je poursuis mon chemin jonché de branches coupées par les obus fusant de la Marine. Je constate qu'il avait été le théâtre d'un vrai carnage. A droite, dans un herba­ge, toute une vacherie est tuée. Enfin, après avoir dépassé d'une centaine de mètres le second petit carrefour, les Américains explorent sérieusement le terrain. J'approche de trois Américains. Le sang coule encore, c'est tout frais. Je n'ai plus devant moi que cinq ou six soldats. Les deux premiers se parlent puis reviennent vers ceux qui sont près de moi. Je passe devant eux, je fais ainsi,dans le vide, 200 m environ lorsque j'aperçois sur le talus, à gauche, un Allemand qui me pose une question. Je lui fais signe que je ne comprends pas et continue mon chemin. Enfin j'arrive sur la route d'Asnières. Je remonte sur ma bicyclette et me dirige rapidement vers ce village dont l'entrée a été violemment bombardée. J'arrive enfin dans le village d'Englesqueville. (...)
De retour chez moi, j'annonce la bonne nouvelle aux miens. Deux jeunes gens de la classe 42 que je cache depuis un an semblent incrédules. Mais je peux rapidement les convaincre en leur offrant les premières cigarettes américaines. (...) Il est dix-sept heures. Pendant mon absence, deux Allemands, à Englesqueville depuis de nombreux mois, viennent inspecter ma ferme à deux reprises. L'après-midi, à 17 h 30, ils font sauter leur poste de radio établi récemment dans le village. Ils partent par le chemin de terre de la voie au Renard. Pour nous, c'en était fini. Nous ne devions plus en voir que prisonniers.

La nuit du 6 au 7 est à peu près calme mais dès le petit jour, quelques obus tombent à nouveau. Je crois que ce sont les batteries allemandes de La Cambe. A 7 h 30, nous regardons les tanks se dirigeant vers Grandcamp entre deux haies de fantassins qui jettent des bonbons aux enfants. (...)

(...) Je pars pour Vierville à la recherche d'un médecin américain. Mais, à Vierville, je suis arrêté, conservé à vue, interrogé. Je suis conduit dans un camp à St-Laurent. Cet incident me procure l'occasion d'admirer les grandeurs du Débarquement dans toute sa réalité. Les artificiers, dans un vacarme effrayant, font sauter les mines de la plage par dizaines à la fois. Un puissant matériel sort des navires et apparaît des flots sous une carapace étanche grimpant sur la plage comme des crabes pour s'acheminer sur la route de Vierville (2), et la piste qui vient d'être construite dans la falaise et qui rejoint la route de Port-en-Bessin. (...) Des soldats nous accompagnent jusqu'à l'entrée de ce village où je retrouve ma famille et quelques habitants du Haut Chemin évacués dès le matin à la suite d'un tir ennemi qui avait causé la mort de l'unique soldat américain qui devait tomber dans Englesqueville. Nous rentrons tous le soir dans nos habitations, qui sont indemnes, où nous reprenons notre vie normale, familiarisant vite dans les jours qui suivent avec les troupes de débarquement parmi lesquelles nous en trouvons qui parlent en français, et même en patois normand. Il nous est facile de recon­naître qu'il y a en eux des origines françaises. (...)

Nous voyons pendant plusieurs semaines du matériel nouveau. Bien que l'on entend encore le bruit du canon qui s'éloigne, nous avons la certitude absolue que le "Boche" est parti pour toujours et qu'apparaît l'aurore de son anéantissement et de la victoire".

(1) Le port des bottes était le propre de l'armée allemande.

(2) II s'agissait sans doute de camions amphibies, type DUKW.