Témoins Normands

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HOUYVET Victorine : en 1944, âgée de 31 ans, institutrice célibataire résidant à l'école de Vierville

" le 6 juin, à 7 heures..."

"J'ai vu mon premier soldat américain, pour la première fois le 6 Juin 1944 vers 7 heures. La porte du couloir de la maison avait sauté par les bombardements et je n'avais pas dormi de la nuit. J'étais en train d'enfiler une jupe quand un américain s'est présenté à la porte ! Je ne savais pas encore que c'était le débarquement parce que je n'avais pas vu les bateaux sur la mer, en effet on ne voyait pas la mer de l'école. On ne se rendait pas compte. J'étais seule car ma collègue était là haut.
Il était juste devant la porte et n'entrait pas car il devait avoir peur de touver des allemands ; c'était la première femme française qu'il voyait. Il venait de monter du carrefour et devait penser que j'étais une femme d'allemand parce qu'il croyait que tous les civils étaient partis à 5 km à l'arrière et nous étions tous restés !

"Qu'est ce que c'est que ce grand escogriffe ? "

Il était grand, trés grand, kaki, armé comme tous les autres soldats. Il n'a rien dit, moi je levais les bras en l'air parce que j'étais toute étonnée et je me demandais " Qu'est ce que c'est que ce grand escogriffe ", parce que le débarquement on en parlait bien, mais on ne croyait pas que ce serait chez nous.

"Il a pris son révolver et a tiré..."

Il a pris son révolver et il a tiré croyant que jétais une femme allemande ; heureusement que j'étais devant ma porte de chambre et que j'ai pu faire un écart sans quoi, il me tuait !
La balle est allée se perdre en face dans la fenêtre. Il n'est pas allé plus loin que le seuil, il avait peur que des allemands soient là dedans...
Ce n'était pas un premier contact agréable !

"On va forcément y passer "

La dessus, je me suis sauvée, j'ai retrouvé ma collègue là haut et nous sous sommes mises sous l'escalier à l'abri, parce que çà canardait tout autour. On s'est mis des coussins sur la tête ; on s'est embrassée parce qu'on s'est dit " On va forcément y passer ! "
Quand il y a eu un moment de calme, on a quitté notre cachette et on est allé rejoindre les postiers, à côté dans leur cave. Il n'était pas question qu'on se présente aux américains parce qu'on avait peur, vu le premier contact. On est resté, nous étions à l'abri car la cave de nos voisins était adossée au jardin qui surplombait la cour de l'école de plus de 3 m : c'était vraiment un rempart sûr contre les bombardements allemands qui venaient de Formigny.
On était donc resté là, on entrevoyait par une petite fente des prisonniers allemands qui étaient emmenés dans la cour de l'école. On a vu tout cela, voilà tout ce que l'on voyait et on osait pas se présenter. Cela a duré !

"On risquait un oeil "

Nous sommes forcément sortis. On risquait un oeil dans un moment de calme : toute la route était pleine de chars, mais des chars énormes comme on ne pouvait pas se douter que cela puisse exister. Un armement pareil, on avait jamais vu cela, c'était plein, plein, plein les routes .
Nous avons passé la nuit sur le tas de bois dans la cave, nous n'avons pas dormi, bien sûr, çà canardait de temps en temps ; y 'avait des moments de calme et on entendait batailler autour. On entendait et on ne savait pas ce que c'était, allemand ou américain, parce que on était caché.

"Premier contact"

Le mardi, donc, à un moment, un américain est venu, il a pénétré dans la cave ; à ce moment là, ils avaient amené leurs prisonniers ailleurs. On a fait connaissance . Il nous a demandé de boire, mais il a fallu que nous buvions avant lui parce qu'il avait peur, et il nous a donné une savonnette et du chocolat. Premier contact ; et nous sommes sortis à la route, parce que à ce moment là les américains avaient trouvé encore d'autres civils ; là, bien sûr, on a parlé plus ou moins avec eux. Les canadiens surtout parlaient, c'était absolument drôle pour nous parce qu'ils parlaient comme nos grands mères, avec le même accent vraiment très peu de gens parlaient encore ce patois, ma grand mère, de temps en temps disait la "caire" pour la chaise . C'était tout à fait bizarre pour nous, nous avions dépassé ce stade là, de retrouver ces mots !

"Le mercredi, çà canardait... "

Le mercredi, donc on n' a toujours pas dormi ; nous sommes restés évidemment 3 jours sans dormir ; enfin le mercredi on n' osait pas trop rentrer car les américains canardaient à travers les fenêtres parce qu'ils disaient "y'en a". On avait beau leur dire qu'il n'y avait plus d'allemands, qu'ici c'était l'école, mais cela ne faisait rien, ils canardaient ! On voyait tous les meubles détruits à coups de fusil. On ne pouvait plus rentrer dans les maisons, de toute façon, donc on vivait dehors à la porte. C'était le mercredi, enfin on pensait que nous en avions fini, que le débarquement était réussi ! Les américains n'étaient pas tout à fait de cet avis, ils s'attendaient à une contre attaque allemande. Ils avaient donc récupéré dans le village les quelques civils qui restaient encore, ils les avaient amenés dans la cour de l' école, sous le préau. Ils devaient nous diriger pour nous amener à l'abri des falaises, à la mer parce qu'ils pensaient que l'on aurait été à l'abri de la contre attaque allemande : On n'a pas eu le temps de çà !

"la contre attaque "

La contre attaque est arrivée peu de temps après que les civils soient réunis sous le préau où nous sommes restés à l'abri. Alors çà tombait, çà tombait dans le jardin que tous les légumes étaient déterrés : des pommes de terre, des carottes, tout ce qu'il y avait dans le jardin.
Il y avait 5 américains qui étaient dans la cour de l'école, assis pour faire le café, malheureusement pour eux , ils étaient juste devant la petite porte qui donnait dans le jardin. Eux, ils ont été tués, tous les 5 devant nos yeux.
Le postier et sa femme, qui étaient donc avec nous, ont voulu aller chercher aussi dans la poste des papiers, ils ont été très blessés : lui est mort deux jours après et elle, elle est restée à l'hôpital plusieurs mois.
Les tôles du préau ont été enlevées au dessus de nos têtes et nous, on n' avait rien, toujours protégés par le mur du jardin qui nous a sauvé la vie !
Cà allait sur l'école, l'école était tout en miettes, les tables, les livres ; nous, on était toujours sauvé par le mur du jardin, pourtant la cour n'était pas large ! c'est formidable.
Tout brûlait dans le carrefour parce que, je crois,il y avait un camion plein d'explosifs et de munitions qui a sauté par les bombardements de Formigny. Ils visaient juste le carrefour où on était ! Vraiment on était bien situé ! Ah si on n' avait pas eu ce mur de jardin, on y passait !

"Sauvez vous! "

La gare a brûlé, l'école a brûlé, la poste a brûlé, et puis il y a eu beaucoup de dégâts bien sûr : partout çà flambait, partout ! et puis un américain qui était au carrefour nous a dit d'ailleurs que c'était le moment le plus terrible du débarquement et ajouta : " Sauvez vous comme vous pouvez ! Je ne peux plus rien faire pour vous ! Il faut que vous quittiez absolument ce coin ! il faut vous en aller ! "
Alors dans l'affolement , les uns sont partis vers la mer, les autres sont partis vers le haut , du côté de Vierville - St Laurent, dont moi , on a couru , on a enjambé des morts, parce qu'il y avait des morts et puis des débris ; nous sommes allés dans un fossé à la ferme " Laronche ". On ne savait plus ce qu'on faisait à ce moment là. Il y avait même des familles qui étaient dispersées. On s'est terré dans ce fossé . On était pas mal, et on est resté la nuit ; il y en avait qui avait peur...

"le lendemain matin,on n' a rien retrouvé! "

Le lendemain matin çà paraissait calme, nous sommes sortis voir quels étaient les évènements, ce qu' étaient devenues nos affaires : on n' a évidemment rien retrouvé que des cendres ; si, j'ai retrouvé ma bouilloire, la seule chose qui était près de la pompe où j'avais arrosé mes fraisiers le quatre, le dimanche matin je l' avais laissée là ; autrement on n' a rien retrouvé , rien vu .
On était parti avec des chaussons, même pas bien habillé, rien, pas même un sac, pas un souvenir, rien pas un bijou, rien !"

Interview du 8/12/93 à Bayeux
Recueilli et transcrit par Thomas Sorin ,Olivier Leyour