DEBARQUEMENT 6 JUIN OMAHA : Témoignage de Bernard Dargols

En 1943, il adopte la nationalité américaine et le 8 juin 1944 débarque à Omaha Beach

Dargols, un Français engagé dans l'US Army

En 1938, Bernard Dargols effectue un stage aux Etats-Unis. En 1940, la défaite française le conduit à prendre contact avec le représentant des Forces françaises libres à New York. Il hésite et décide finalement de combattre sous la bannière étoilée. En avril 1943, il prête donc serment devant une Cour de justice de Caroline du Sud et est déclaré citoyen américain. Intégré à la 2e division d'infanterie US, Bernard Dargols débarquera sur la plage d'Omaha Beach le 8 juin 1944. Il revient chaque année sur cette plage où il s'est lié d'amitié avec un certain nombre d'habitants de Saint-Laurent-sur-Mer.

Propos recueillis par Thiébault Dromard. 02 juin 2004

LE FIGARO. – Un Français dans l'armée américaine. Quel sera votre rôle?
Bernard DARGOLS. –
Lorsque je décide de m'engager dans l'armée américaine, je suis envoyé dans un camp de Caroline du Sud, Camp Croft, afin d'y effectuer un entraînement intensif. Une préparation expresse de douze semaines qui permet à un civil de devenir militaire. Je suis sergent chef quand, en décembre 1943, je pars pour l'Angleterre. Pendant près de six mois, nous nous préparons au débarquement dans un camp bien camouflé du pays de Galles. Je fais alors partie du Military Intelligence Service (MIS). Mon rôle consiste précisément à présenter la France et les Français aux GI. Je porte un brassard et réponds à toutes leurs questions.

Le lait est-il pasteurisé? Les femmes sont-elles jolies? Combien de kilomètres séparent Calais de Paris? Peut-on boire de l'eau? Les questions fusent. Le fait que la France soit plus petite que le Texas les surprend énormément. Je souligne qu'il est interdit de quémander de la nourriture aux civils qui, sous occupation allemande depuis quatre ans, manquent de tout. Et puis je leur demande de considérer les Français non pas comme des ennemis, mais comme des alliés, malgré ce que nous savions déjà des collaborateurs.

A partir du mois de mai, les rumeurs qui annoncent le débarquement sont nombreuses. Mais c'est vraiment lorsque la nourriture a commencé à s'améliorer que nous avons compris que c'était imminent.

Comment se déroule votre débarquement?
Je m'embarque à Cardiff sur un liberty ship le 5 juin. La traversée de la Manche depuis le pays de Galles dure trois jours. Nous subissons une tempête effroyable. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons des côtes normandes, je découvre la puissance de notre armada. Des centaines puis des milliers de bateaux nous entourent. Notre convoi ne débarquera que le 8 juin au Ruquet, un lieu-dit d'Omaha Beach, entre Saint-Laurent et Colleville. Moi qui rêvais de prendre l'ennemi par surprise, c'est un peu raté.

Sur la plage, le désordre est indescriptible: des véhicules militaires circulent dans tous les sens. Nous assistons à un véritable grouillement de soldats. Le bruit des bombardements des navires qui canardent des obus au-dessus de nos têtes est incessant. Une chose me frappe: avec le recul, je réalise que pas un cadavre ne jonche le sol de la plage. Le Medex, service médical des armées, prend bien soin d'évacuer rapidement les blessés et les morts. Je rejoins, avec deux de mes camarades, notre jeep que nous avions baptisé la Bastille. J'ai la conviction que si je débarque sain et sauf, je m'en tirerai. Nous fonçons vers l'intérieur des terres, direction Formigny sur la route de Trévières.

Mon travail réside essentiellement dans le renseignement. J'informe notamment les autorités des mouvements de l'adversaire. Je suis, sans arrêt, en quête de civils capables de m'aider dans mes investigations. Je suis d'abord posté à notre quartier général à Formigny, puis vers les 11 et 12 juin, j'arrive parmi les premiers à Cerisy-la-Forêt.

La Résistance française vous aide-t-elle dans votre mission?
C'est un sujet un peu délicat. Je constate simplement que j'ai vu assez peu de résistants. Le premier résistant avec qui je devais avoir un contact était le pharmacien de Cerisy-la-Forêt. Quand je rentre dans l'officine le 12 juin, sa fille m'apprend que son père est décédé la veille. J'en suis tellement abasourdi que c'est sa fille qui doit me consoler en me préparant un élixir requinquant. Cette anecdote mise à part, la Résistance est sans aucun doute une arme intéressante. On peut gagner un temps précieux quand des informations arrivent car nous n'avons pas besoin de les recouper. Mais je n'ai pas vraiment eu le temps de nouer des liens avec les réseaux de la Résistance.

Aviez-vous connaissance, à l'époque, du commando français Kieffer, qui débarque sur la plage de Sword le 6 juin 1944?
Nous savions que des Français devaient participer au débarquement, mais nous ne connaissions ni leur nombre, ni leur identité. J'ai su ensuite qu'ils étaient 177. J'ai senti une certaine amertume chez eux: on évoque sans arrêt les faits d'armes des Américains, peu le rôle qu'ont pu jouer les Français.

A la fin de la guerre vous fêtez la victoire aux côtés des Américains ou des Français?
Ce n'est pas vraiment une question que je me posais pendant la guerre. Il m'importait d'abord de savoir pourquoi je me battais. Je savais, je luttais contre le nazisme, et, là, était l'essentiel. Mais à la sortie de la guerre, j'ai fêté la victoire aux côtés des Américains. Après la bataille de Normandie, j'ai rejoint la poche de Brest, puis j'ai participé à la bataille des Ardennes. A la Libération, j'ai continué mon travail de renseignements au quartier général des Américains, place de l'Opéra, dans l'ancienne Kommandantur, et pour l'ambassade des Etats-Unis en France, où je triais des documents secrets. Je suis ensuite nommé agent spécial du «Contre Intelligence Service». Je suis notamment chargé de faire un rapport sur l'évolution du vote communiste. Mais c'est la fin de la guerre et je suis rapidement démobilisé. Je rentre aux Etats-Unis pour finalement revenir en France travailler dans l'entreprise de mon père.
A l'époque, je me sens davantage américain que français. Si je n'avais pas eu d'attaches en France, je serais resté toute ma vie outre-Atlantique. La société américaine avait compris, contrairement à la société française, que la jeunesse est l'avenir d'une nation. Aujourd'hui, l'antiaméricanisme primaire m'attriste profondément.

Le durcissement des relations franco-américaines sur le dossier irakien vous a-t-il affecté?
La réaction de la France l'année dernière m'a attristé. J'ai trouvé déplacé l'orgueil de la diplomatie française. J'ai, pour ma part, fait un parallèle entre la situation irakienne et celle de l'Allemagne d'Hitler à l'époque. Mais je supposais l'année dernière que Bush avait les preuves de ce qu'il reprochait au régime de Saddam Hussein. Il s'avère aujourd'hui que ce n'est pas le cas. Après avoir gagné la guerre, Bush est en train de perdre la paix.

A l'occasion des cérémonies du soixantième anniversaire du Débarquement, la France doit recevoir le chancelier Schröder et de nombreux vétérans allemands. Que vous inspire ce geste de réconciliation?
Je dois reconnaître que cela me froisse un peu. Je ne refuse pas d'aller vers les vétérans allemands, contre qui j'ai combattu soixante ans plus tôt, mais je ne me gênerai pas pour leur rappeler que j'ai lutté contre une dictature, contre une idéologie barbare qui ne me convenait absolument pas. Je leur rappellerai quand même qu'ils m'ont tiré dessus pour défendre des valeurs très antidémocratiques. S'ils veulent me serrer la main, je l'accepterai mais je dirai tout haut à quel point je suis content que nous ayons gagné la guerre!

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